4.
Harry serrait Chloé dans ses bras. Elle pleurait si fort qu’elle avait du mal à respirer. Harry pleurait aussi. Mike n’avait jamais vu Harry pleurer, ce qui s’appelle jamais. Pas même lorsqu’il était rentré d’Afghanistan grièvement blessé, et que le moindre geste était pour lui une torture.
— Je n’arrive pas à le croire, dit Harry.
Il s’écarta et tint Crissy – enfin, Chloé ! – par les épaules, tandis que de grosses larmes ruisselaient sur ses joues.
— Oh mon Dieu ! C’est toi ? C’est vraiment toi ?
Sans attendre de réponse, il l’étreignit de nouveau.
Ce n’était pas la peine de le demander. La ressemblance était frappante. Voilà pourquoi il s’était pétrifié en la voyant. Son cœur n’avait pas été long à comprendre des choses que son cerveau ne pouvait pas accepter.
Ils étaient frère et sœur, indiscutablement. Une fois que vous le saviez, vous ne pouviez plus en douter. Ils étaient sortis du même moule. Chloé, si féminine, et Harry, si viril ! Comment pouvaient-ils être aussi semblables en étant aussi différents ? Pourtant, cela crevait les yeux : même teint, même regard, même physionomie.
Les enfants Keillor avaient été comme ça. Trois frères, ressemblant beaucoup à leur père et un peu à leur mère et se ressemblant entre eux comme deux gouttes d’eau. Une famille, visiblement unie par les liens du sang. Le cœur de Mike se serra, comme chaque fois qu’il repensait à eux.
Harry et Chloé faisaient beaucoup de bruit, parlant vite, sanglotant, riant comme des fous.
La porte du bureau coulissa et Sam passa la tête dans l’embrasure. Il n’avait pas bonne mine. La deuxième grossesse de Nicole était encore plus pénible que la première. Elle passait des nuits difficiles et son mari aussi.
— Qu’est-ce que c’est que ce raffut ?
Il eut un hoquet de surprise en voyant Harry et Chloé dans les bras l’un de l’autre, pleurant à chaudes larmes. Ce n’était pas tous les jours qu’on pouvait voir l’ami Harry en train d’enlacer une femme qui n’était pas la sienne ou de chialer comme un môme. Alors, les deux à la fois !
Mike n’eut aucun mal à imaginer ce qui se passait dans la tête de Sam. Un genre de branle-bas de combat parmi ses neurones. Sam avait beaucoup de mal à analyser la scène, chose inhabituelle chez un ancien des Navy Seals. Ces gars-là ne sont pas faciles à surprendre et, en général, ils comprennent vite. Sam manquait vraiment de sommeil…
Harry releva la tête. La joie la plus pure se lisait sur son visage. Il sourit à Sam.
— Sam, je te présente ma sœur Crissy.
Se retournant vers elle, il ajouta :
— À moins que tu préfères qu’on continue à t’appeler Chloé ?
Chloé resplendissait comme un petit soleil.
— Oui, appelle-moi plutôt Chloé, répondit-elle doucement. Si tu n’y vois pas d’inconvénient.
Sam secoua la tête. Non ! C’était invraisemblable !
— Crissy ? Mais je croyais qu’elle était…
Il avait été sur le point de dire morte. Chloé se retourna vers lui. Ce fut exactement comme pour Mike. Une fois admise l’idée qu’Harry et Chloé étaient frère et sœur, ça devenait évident.
— Oh, mon Dieu ! s’exclama-t-il en écarquillant les yeux.
— Hé oui, fit Harry en s’essuyant les yeux. J’ai hâte d’apprendre la nouvelle à Ellen. La tête qu’elle va faire ! Et Grâce !
Se penchant vers Chloé, il ajouta :
— Ma chérie, j’ai le plaisir de t’apprendre que tu as une nièce. Une jolie petite nièce qui s’appelle Grâce. Son deuxième prénom, c’est Christine. Comme toi !
Le visage de Chloé se fripa, ses épaules tremblèrent. Elle se blottit contre la poitrine d’Harry et se remit à sangloter.
Sam hésita à s’approcher. Face à une femme en pleurs, il était aussi précautionneux qu’au milieu d’un champ de mines.
C’est alors que Marisa fit irruption dans la pièce.
En pareil cas, elle était tout le contraire de Sam. En fusillant du regard ces trois sagouins qui avaient osé faire pleurer une femme, elle prit Chloé par les épaules. Marisa pesait soixante kilos toute mouillée et approchait de la cinquantaine. Mais aucun d’entre eux n’aurait osé lui tenir tête quand elle était comme ça. Plutôt s’attaquer à une lionne défendant ses petits.
— Que se passe-t-il ici ? Qu’est-ce que vous avez fait à cette pauvre fille, bande de…
— C’est ma sœur, dit Harry en l’interrompant. Ma petite sœur qui revient d’entre les morts.
Marisa en resta bouche bée. Personne n’en parlait jamais, mais tout le monde au bureau connaissait l’histoire d’Harry. Tout le monde savait qu’il ne s’était jamais remis de la perte de sa sœur.
— Mamma mia, murmura-t-elle.
Elle en revenait toujours à sa langue maternelle, quand elle était émue. Après avoir dévisagé tour à tour Harry et Chloé, elle s’exclama de nouveau :
— Mamma mia.
— Davvero, dit alors Chloé en essuyant ses larmes.
Marisa poussa un cri, embrassa Chloé sur les joues et esquissa un pas de danse. Mike n’en revenait pas. Personne n’avait jamais vu Marisa aussi exubérante.
— Una sorella ritrovata ! s’exclama-t-elle. La petite sœur que l’on croyait perdue, elle est retrouvée ! Et elle parle italien !
— Solo un poco, seulement un peu, répondit Chloé en souriant. Je n’en ai fait que pendant un an.
— Hé ! Que se passe-t-il ici ?
Deux jolies femmes montrèrent le bout de leur nez au coin de la porte. Elles avaient l’air intrigué. C’étaient Nicole et Ellen. Elles venaient sans doute de travailler ensemble. En plus de chanter comme un ange, Ellen était expert-comptable. Elle tenait la comptabilité de Wordsmith, l’agence de traduction de Nicole, ainsi que de RBK Security.
Elle se précipita vers son mari en larmes.
— Harry ! s’exclama-t-elle, avec plus de surprise que d’inquiétude. Qu’est-ce qui ne va pas, mon chéri ? Tu as mal ?…
De toute évidence, Harry n’avait mal nulle part. Il éclata de rire et essuya ses joues. Chloé se tourna vers les deux femmes. Une espérance faisait briller ses yeux dorés. Mike n’avait jamais rien vu d’aussi poignant que ce sourire qui l’illuminait. Le sourire de quelqu’un qui n’est pas habitué au bonheur.
— Viens ici, ma chérie, dit Harry à sa femme.
Ellen et Nicole n’étaient pas sottes. Elles regardaient Harry puis Chloé, comprenant bien qu’il se passait quelque chose.
— Ellen chérie, dit Harry entre deux rires, car c’était tellement extraordinaire que ça avait l’air d’une blague, écoute ! Je sais que tu vas avoir du mal à le croire, mais permets-moi de te présenter… Crissy. Ma petite sœur. Elle était morte, elle ne l’est plus. Seulement, maintenant, elle s’appelle Chloé.
Ellen et Nicole en restèrent stupéfaites. Mike faisait à peine attention aux autres. Il se rapprocha. C’était plus fort que lui. Chloé était la lumière faite femme et il était irrésistiblement attiré par elle. Ses jambes se mouvaient de leur propre initiative, son corps tout entier s’avançait vers cette lumière, qu’il avait reconnue tout de suite comme une chose bonne et désirable.
Harry tenait maintenant Ellen et Chloé dans ses bras. Tout le monde parlait en même temps, dans un brouhaha ponctué d’exclamations incrédules et de rires. Marisa se tenait un peu à l’écart, un sourire béat sur les lèvres, les yeux humides. Sam se pencha vers elle.
— Marisa.
Avec toute autre femme, il lui aurait posé sa main sur l’épaule. Mais Marisa n’aimait pas qu’un homme la touche. Il y avait d’ineffaçables cicatrices aux endroits où son mari l’avait touchée.
Elle se tenait droite. Elle était tout doucement en train de se ressaisir. Bientôt, elle aurait recouvré son air serein et digne.
— Monsieur Reston, répondit-elle avec un petit signe de tête.
Sam regarda Harry, entouré de femmes heureuses, surexcitées, puis il regarda Mike. Et se décida.
— On ferme ! annonça-t-il en se tournant vers Marisa. RBK offre deux jours de congés à tout son personnel. On reprendra le travail lundi. Annulez tous les rendez-vous prévus d’ici là, s’il vous plaît. Le plus délicatement possible.
Lorsque Sam l’interrogea du regard, Mike hocha la tête en signe d’approbation. Retrouver une sœur qu’on croyait morte depuis longtemps, ça justifiait bien quelques jours de vacances. Surtout si la sœur en question était Chloé Mason !
— Bien monsieur, merci, monsieur, répondit Marisa.
Sa voix était neutre, mais le rose du contentement colorait ses joues. Le bonheur des Bolt était contagieux et elle l’avait attrapé.
Ils l’avaient tous attrapé.
— Eh bien, dans ce cas, Wordsmith ferme aussi, dit Nicole en souriant.
Son agence de traduction était au même étage que RBK, juste en face.
— Je vais sous-traiter les travaux qui ne peuvent pas attendre. Un événement comme ça, ça se fête ! Et toi, Ellen, poursuivit-elle en regardant la femme d’Harry d’un œil sévère, car c’était une travailleuse forcenée qu’il fallait quelquefois décoller de son bureau avec une barre à mine, plus de bilans jusqu’à lundi, d’accord ? Pas même la plus petite addition !
Ellen éclata de rire.
— Tout à fait d’accord ! Tu ne crois pas sérieusement que je vais travailler quand j’ai une sœur qui me tombe du ciel ?
Elle serra Chloé dans ses bras. Elle aussi, elle avait le rose aux joues.
— Chloé, attends d’avoir vu Grâce. Ta nièce. Tu vas l’adorer. C’est formidable ! Elle n’avait qu’une tante, maintenant, elle va en avoir deux. Nicole, es-tu prête à partager ton statut et tes privilèges ?
— Avec cette belle petite-là, bien sûr ! répondit joyeusement Nicole.
Et elle se pencha pour embrasser Chloé sur la joue.
— J’ai hâte que tu connaisses ma fille, ajouta-t-elle. Elle s’appelle Meredith. Merry pour les intimes. À part ça, euh !…
Elle se retourna vers Harry et lui sourit.
— C’est tellement formidable que les mots me manquent !
Ce qui n’était pas banal pour une traductrice professionnelle dont les mots étaient le fonds de commerce.
Sam et Harry avaient vraiment des femmes extraordinaires. Mike était content pour eux. La brune Nicole et la rousse Ellen étaient non seulement belles et intelligentes, mais aussi douées pour la vie conjugale. Elles étaient amoureuses et faisaient de beaux enfants. De toute leur vie, Sam et Harry n’avaient jamais eu de famille, jamais su ce qu’était un foyer heureux. Depuis leur mariage, ils ne touchaient plus terre.
Nicole avait passé un coup de fil. Elle referma son téléphone portable, le rangea dans son sac et réclama le silence en tapant dans ses mains.
— Je viens de demander à Manuela de préparer le déjeuner. Elle va s’y mettre dès qu’elle aura fini de pleurer. La fête continue sur Coronado Shores. Chloé, où vas-tu habiter ?
— Chez nous, répondirent Ellen et Harry d’une seule voix. Ça ne se discute même pas, ajouta Harry.
Chloé était au comble de la joie. Tout à l’heure, en découvrant dans le hall d’accueil cette frêle jeune femme si pâle et si anxieuse, Mike l’avait trouvée émouvante. Mais on n’aurait pas pu dire que sa beauté sautait aux yeux. Maintenant qu’elle rayonnait de bonheur, les yeux brillants de larmes et les joues colorées, il la trouvait sublime.
Ellen et Nicole, aussi belles qu’elles soient, ne lui arrivaient pas à la cheville.
— Oh ! s’exclama Chloé, je ne veux pas vous encombrer ! J’ai loué une chambre au Del Coronado. Vous n’êtes pas obligés de me fournir le gîte après le couvert ! Vous avez un enfant et…
Elle laissa sa phrase en suspens lorsqu’elle se rendit compte que ni Harry ni Ellen ne l’écoutaient. Ils étaient déjà en train de discuter de l’intendance : quelle chambre allait-on lui donner, ne faudrait-il pas ajouter une armoire, etc.
Lorsqu’ils furent tombés d’accord, Ellen se retourna vers Chloé et l’étreignit.
— C’est le plus beau Noël de ma vie, assura-t-elle.
Harry prit la main de Chloé dans la sienne, avec mille précautions. Harry avait de grandes mains, comme Sam et Mike. Comme eux, il prenait soin de ne pas faire de mal aux femmes et aux enfants avec ses grandes mains.
Soudain, Mike repensa à la fille de la nuit précédente et il se sentit coupable. Elle avait demandé que ça ressemble à un viol et lui, comme un imbécile, était entré dans son jeu. Pour l’immobiliser, il lui avait pratiquement broyé les poignets. Et, pendant la partie de jambes en l’air, il y était allé un peu fort. Les cris qu’elle avait poussés n’avaient pas tous été de plaisir. Cette nana était une tordue, d’accord, mais ce n’est pas pour ça qu’elle méritait de souffrir – même à sa demande !
Ce souvenir lui faisait honte. Il se sentait sale. Indigne de ses deux amis. De leurs femmes. Et de Chloé.
— Chloé, dit Harry en la regardant attentivement, tu dois comprendre quelque chose de vraiment important. Sam, Mike et moi, nous sommes comme des frères. Plus proches que des frères, même, car il y a des frères ennemis. J’aurai tout le temps de t’expliquer pourquoi. Pour l’instant, tout ce que tu as besoin de savoir, c’est que je ne peux pas être ton frère sans que Sam et Mike le soient aussi. Avec Nicole, Ellen et les deux petites filles, nous formons une famille. Ta famille.
De nouveau, Chloé fondit en larmes. Elle ne pouvait contenir son émotion. Mike la comprenait. Lorsqu’elle avait raconté son histoire, il avait entendu dans sa voix un profond besoin de chaleur humaine. Lui, il n’avait profité de sa famille que jusqu’à l’âge de dix ans. Les choses avaient été encore plus dures pour elle, qui n’avait connu la sienne que pendant sa petite enfance. Un temps dont elle ne pouvait pas se souvenir.
Harry fit signe à Sam et à Mike.
— Vous deux, leur dit-il, venez embrasser votre sœur.
Sam s’approcha en premier. Il était grand : presque un mètre quatre-vingt-dix. Il dut se pencher beaucoup. Il l’embrassa sur le sommet du crâne.
— Tu sais, Chloé, c’est exactement comme l’a dit Harry. Pour ma femme et moi, tu fais partie de la famille. Et quand Merry pourra parler, elle ne dira pas autrement.
Chloé lui sourit. Mike, qui l’observait toujours avec la même attention, vit tressaillir les muscles sous la peau de son cou.
— Merci, Sam, murmura-t-elle entre deux sanglots.
Sam s’écarta pour faire place à Mike. Il voulut la prendre dans ses bras. Elle y consentit de bonne grâce. Avec lui, cela se passa sans heurt. Elle se retrouva dans ses bras, juste comme ça !
Le temps s’arrêta.
Le décor disparut. Harry et Sam, Ellen et Nicole – pfft, envolés ! Il n’y avait plus le moindre bruit. Rien que Chloé dans les bras de Mike. Mike avec Chloé dans ses bras.
Mike était plus petit que ses deux amis et son épaule se trouvait à la bonne hauteur pour que Chloé y appuie sa tête. Mike en profita pour frotter sa joue contre les cheveux de Chloé, si soyeux et si parfumés. Il n’aurait pas eu besoin de se pencher beaucoup pour l’embrasser.
Une vague de chaleur se répandait dans tout son corps. Il avait les nerfs à fleur de peau et pouvait sentir contre son cou les minuscules saccades dans le souffle de Chloé. Ses grandes mains enveloppant Chloé couvraient presque tout son dos. Contre sa paume, il sentait le cœur de la jeune femme battre à une cadence folle.
Mike avait couché avec quantité de femmes, mais il n’avait jamais rien éprouvé de semblable. C’était comme s’il touchait une femme pour la première fois. Il n’avait jamais senti une telle douceur, une telle chaleur. Il n’avait jamais connu une femme dont le corps se presse contre le sien comme s’ils étaient deux aimants de pôles opposés. Une force les projetait l’un vers l’autre. Une force mystérieuse, irrésistible.
Elle s’appuyait contre lui et il l’aurait bien gardée dans ses bras jusqu’à la fin des temps, mais il se rendit compte qu’il bandait, alors il s’écarta légèrement.
Bon Dieu ! Son sexe n’avait jamais su se tenir.
Voilà qu’il se comportait comme lorsqu’il allait draguer dans des endroits malfamés, quand il avait le moral à zéro. Il ne pouvait pas vraiment s’en vouloir, cependant… S’il bandait, c’était de désir pour la belle Chloé. Une promesse…
Il s’écarta brutalement et tenta de sourire.
Du coup, elle recula aussi et lui rendit son sourire.
— Un frère, murmura-t-elle.
Mike ne répondit rien. Sincèrement, il ne pouvait pas confirmer qu’elle venait de se trouver un autre frère.
Parce que les sentiments qu’il éprouvait à cet instant n’avaient absolument rien de fraternel.